Notes historiques sur l’hôpital français

L’idée revient souvent : nous avons un bon systéme hospitalier qui s’est dégradé. Cela  nous renvoie à un avant peut-être idéalisé.  L’hôpital apparaît comme un produit de l’État , appuyé par les élites hospitalières, qui a institué, à partir des années 1950, un hôpital omnipotent chargé tout à la fois de la prévention, des maladies aiguës et chroniques, de l’enseignement et de la recherche. Bien plus qu’un centre de santé, l’hôpital est devenu le centre de la santé. Comme j’étais tombée sur un article très ancien qui disait que la crise était déjà là dans les années 70, qu’elle tenait à la fondation même du système de santé français, je me suis dit que c’était bien de revenir sur le travail du groupe Raison d’agir avec La casse du siècle. J’ai ajouté quelques informations qui manquaient dans le chapitre à partir de l’historique de la santé de Foucault

Les fondements

Il faut donc appréhender l’hôpital à travers deux révolutions du champ médical, la première commence au XVIIIe siècle et se précise après la révolution française, lorsque ce champ se structure suivant trois pôles :

-L’anatomo-clinique .

L’hôpital prend la place de l’assistance publique de l’Ancien Régime, mais le processus commence un peu avant la révolution. C’est le passage du mouroir au centre de soins et d’expérience. Avant l’hôpital, toujours placé au centre de la ville, était le lieu d’accueil des indigents. Le médecin y était rare. Dans le courant du siècle, il va se transformer, se déplacer vers l’extérieur de la ville, s’organiser sur un modèle spatial rationnel, et le médecin va devenir une pièce essentielle du dispositif. C’est à ce moment là, que va commencer à se constituer un savoir objectif basé sur l’étude de cohortes de malades et c’est au même moment que l’hôpital va devenir également un lieu de formation des médecins. Au XIXe, cette tendance sera consacrée avec le personnage central du médecin clinicien et le développement de l’anatomie. Les médecins cliniciens pratiquent à l’hôpital et dans des cabinets privés et ils sont recrutés par des concours très méritocratiques, ce qui constitue une continuité avec l’Ancien Régime. L’hôpital devient le lieu de la formation/reproduction d’une élite et de la connaissance. Remarquons que le développement des autopsies facilitées par les nombreux décès de pauvres, a été indispensable à l’amélioration du savoir anatomique.

-La médecine sociale, qui s’intéresse à la santé de la population, et a un certain succès grâce à l’hygiénisme mais n’a pas le pouvoir symbolique des cliniciens. Cette médecine sociale est apparue dans le courant du XVIII, sous l’influence de la botanique. Jusque là, la médecine était une activité privée, une relation patient médecin qui se basait sur le savoir médical de l’antiquité et du moyen age, et visait à résoudre la crise lorsque la maladie frappait le patient. La grande bascule se produit avec la transformation de la médecine en médecine sociale : la médecine n’est plus le lieu d’étude de la crise du malade, mais la science des interactions entre des corps et un milieu : c’est l’époque où l’on se préoccupe de la qualité de l’eau, de l’air, et de leurs effets sur la population. là aussi , on a un déplacement, la medecine devient une activité qui s’occupe des populations et qui sort du domaine privé qui était le sien jusqu’alors ( déplacement des cimetières, des abattoirs, des hopitaux)

– La biologie et la chimie, sciences dites « auxiliaires » a travers les instituts et laboratoires Composé de scientifiques plus que des médecins, cantonné dans des institutions périphériques, sinon, marginales, comme l’Institut Pasteur. Les cliniciens français ne s’intéressent pas au au travail en laboratoire.

Tout au long du XIX siècle, médecine sociale et laboratoires seront les pôles secondaires de ce champ médical. Jusqu’à la fin du siècle, lorsque l’innovation ne se produit plus sur le lit des malades français mais dans les laboratoires allemands ou américains. la France qui était une référence, prend du retard en matière d’innovations, ce que percoivent certains jeunes medecins, qui dans l’entre deux guerres prépareront le virage vers la médecine biologique de l’après guerre, qui rapproche clinique et laboratoire. Deux disciplines seront porteuses de cette tendance : la cancérologie ( qui nécessite un materiel spécialisé) et la pédiatrie ( dépendante des laboratoires pour les vaccins).

Après la seconde guerre mondiale, l’ordre médical français sera franchement en crise. Dans le Conseil national de la résistance, un corps de médecins, mené par un pédiatre, Debre, projette de doter le pays d’une médecine moderne, équipée de matériel de pointe et accessible à tous. Le recours aux ordonnances leur permettra de contourner l’opposition des nombreux médecins parlementaires partisans du statu quo. Cela permettra de transformer l’hôpital un service public, ouvert à l’ensemble de la population et donc aussi aux assurés sociaux des classes moyennes et supérieures, dits « payants ». La Sécurité sociale nouvellement créée va permettre aux établissements de se doter progressivement de plateaux techniques conformes à l’évolution des connaissances. Ces premières mesures ne suffisent pas à combler le retard français à l’égard de la biologie américaine. La révolution du champ médical ne pourra se faire qu’à la fin du la IV république, avec une constitution qui donne au pouvoir exécutif l’ascendant sur l’Assemblée nationale. Son leader, Robert Debré, est le père le Premier ministre.

Les médecins hospitaliers désormais vont se consacrer à temps plein à leur activité hospitalière. La réforme Debré opère un grand partage entre médecine privée et médecine hospitalière, entre médecins libéraux et médecins salariés. L’unité de l’élite médicale vole en éclats ; le médecin hospitalier universitaire est le produit de cette révolution De fait, médecine de ville et médecine hospitalière relèvent de politiques publiques différentes : la première dépend des négociations entre la Sécurité sociale (dans sa branche maladie à partir de 1967), l’État et les syndicats de professionnels libéraux, tandis que la seconde relève de la compétence de l’État. Les conflits d’intérêts entre ces deux secteurs se multiplient La « régulation » de la démographie médicale est à l’origine de certains de ces conflits qui se développeront au cours des vingt années suivantes. Les intérêts des syndicats de médecins libéraux s’opposeront à la conception des hauts fonctionnaires, qui défendent une conception orthodoxe des dépenses publiques

Avec la reforme de la santé publique de 58, l’hôpital est devenu un lieu de sophistication , on rattrape le retard mais il y perte du sens clinique qui avait fait la force de l’anatomo clinique du XIX siècle. Le volet médecine sociale fait défaut, alors que les maladies chroniques prennent le relais des maladies aiguës, ce qui demanderait d’agir sur les milieux, et de ne pas se concentrer sur l’hôpital . Enfin, on ménage quand même le secteur privé en permettant au medecins hospitaliers de recevoir une clientèle privée pour préserver « l’attractivité de l’hôpital ».

Une institution sous contrôle de l’état

L’hôpital est constitué comme une institution d’état, qui devra se plier aux règles de la fonction publique : ce qui implique un renforcement de l’administration centrale. La loi hospitalière de 1970 est un moment où, déjà, la logique gestionnaire pointe : la « rationalisation » du parc hospitalier est la mission attribuée à la nouvelle carte sanitaire. Les conflits commencent à se multiplier fin 70, ce qui prit parfois la forme d’une opposition médecine des riches contre médecine sociale. Et le pouvoir socialiste ne rompra pas avec cette logique. Au début, il la fera coexister avec une vision plus politique et sociale de l’hôpital et de la santé, manifeste dans la loi de 1984. Mais le ministre communiste est entouré de technocrates comme Jean de Kervasdoué, ingénieur des Eaux et Forêts, à qui est confiée la Direction des hôpitaux. Dès 1982, ce dernier commence à importer les diagnosis-related groups (« groupes à dia-gnostic homogène ») américains, qui constitueront l’ossature du système d’information et de financement de l’hôpital pour des décennies suivantes. Dans un même temps, la Direction du budget imposera au nouveau ministre le mécanisme de la dotation globale de financement (DGF) qui remplace le prix de journée, l’objectif du ministère des Finances étant de stopper l’inflation des dépenses hospitalières.

A partir de 1988 s’affirment une logique de rationalisation de l’action publique par des indicateurs de performance et une obsession du contrôle budgétaire par les outils comptables. Le renforcement de l’administration centrale se prolonge par celui de l’administration déconcentrée. En 1996 sont créées les agences régionales de l’hospitalisation (ARH) qui sont en fait des super-administrations déconcentrées et hiérarchiquement soumises au ministre de la Santé. Un personnage nouveau émerge, le directeur d’hôpital. Longtemps simples secrétaires des élus locaux au sein des conseils d’administration, le directeur va gagner en autorité au moment où l’hôpital devenait une affaire d’État. Moyennant l’intégration de leur corps à la haute fonction publique au début des années 2000, les directeurs deviennent les rouages locaux d’une politique définie à l’échelon national et perdent la marge de manœuvre qu’ils avaient jusque là. Leur mission consiste désormais largement à réaliser des économies budgétaires et à faciliter les rapprochements avec d’autres établissements dans le cadre de fusions, de fermetures ou de conversions.

A cette époque s’affirme également la fascination pour le modèle de la clinique. L ’État s’efforçait d’ailleurs depuis plusieurs décennies d’organiser la concurrence entre hôpitaux et cliniques, notamment via les modes de financement. Il a utilisé la tarification mise en œuvre en 2004, et qui consiste pour l’État et l’Assurance maladie à rémunérer les hôpitaux publics et les cliniques privées en fonction de leur activité et du type de séjours qu’ils accueillent, pour forcer les hôpitaux à comprimer leurs coûts de production. Si l’idée d’une convergence tarifaire fut abandonnée, la volonté de l’État d’en finir avec la fonction publique hospitalière en tant que service public (statut supprimé par la loi de 2009, avant d’être restauré en 2016) afin de renforcer la concurrence entre établissements s’affirme. –

Évolutions amorcées depuis les années 1980

L’affirmation de la technostructure hospitalière a pour conséquence l’emprise croissante de la rationalité gestionnaire sur la logique soignante. Depuis le milieu des années 1990, et surtout les années 2000, la tendance est aux processus de concentration horizontale et verticale : économies d’échelle, « rationalisation » des fonctions support, utilisation optimale des plateaux techniques au nom de l’efficience et de la qualité et de la sécurité des soin et de l’administration territoriale de santé. La réforme de 2009 consacre le directeur général en patron de l’hôpital. Le conseil d’administration expulse les maires du cercle des décideurs et devient un conseil de surveillance sans pouvoir. Car le pouvoir est désormais confié à un directoire dominé par le directeur général de l’établissement, lequel nomme tous les autres acteurs, y compris médicaux. L’objectif est d’impliquer les médecins dans la rationalisation gestionnaire. À leur tête, les chefs de pôle sont eux aussi nommés par le directeur général. La tutelle des établissements est fusionnée au sein des nouvelles ARS, qui gèrent aussi la médecine non hospitalière, et ont pris la place des ARH (création de Juppe lors de la reforme de l’assurance maladie) en 2010. Le directeur général dispose de pouvoirs très étendus puisqu’il accorde les autorisations des établissements et services de santé et des établissements et services médico-sociaux. Il est ordonnateur des recettes et dépenses et représente l’agence en justice et dans tous les actes de la vie civile Avec cette réorganisation administrative, il devient beaucoup plus difficile aux établissements d’obtenir des dérogations et des passe-droits grâce au relais politique et administratif des élus locaux, comme à l’époque où la tutelle était fragmentée donc faible. Le secteur hospitalier est désormais colonisé par les instruments du nouveau management public qui se déploient depuis l’adoption de la loi organique relative aux lois de finances (Lolf ) en 2001

Les opérations de fusion sont particulièrement délicates à mener ( la nature de l’activité médicale concernée , type d’organisation des équipes de soins) Or elles ont été menées sans que leurs promoteurs aient apporté les preuves de leur bien- fondé. Un rapport de l’Inspection générale des affaires sociales (Igas) note les résultats souvent décevants, parfois catastrophiques, de la merger mania des années 1990-2000

Autre manière de réaliser des économies en réduisant la taille de l’hôpital, le « virage ambulatoire » est devenu le leitmotiv des élites modernisatrices. La ministre de la Santé, Agnès Buzyn, en a fait l’axe directeur de sa réforme, baptisée « Ma santé 2022 ».Cet appel à en finir avec l’hospitalocentrisme français ne date pas des années 2000, d ans les années 1970, économistes, sociologues et médecins modernistes dénonçaient déjà un « tout hôpital » invivable économiquement et aburde d’un point de vue sanitaire.

Mais le virage ambulatoire « n’a pas de sens non plus car les assurés sociaux français ne bénéficient pas d’un service public de soins de proximité comme dans les pays scandinaves ou en Grande-Bretagne par exemple. En effet, en France la profession médicale a défini son identité libérale contre l’État et la Sécurité sociale.

Si la France a découvert les « déserts médicaux » au tournant du siècle, l’inégalité de répartition des médecins sur le territoire était une propriété structurelle du système de soins français et de la liberté d’installation, un médecin étant automatiquement conventionné quel que soit son lieu d’implantation

Au final, l’hospitalocentrisme est certes un héritage de 1958, mais il est aussi fonctionnel :

la population française reste massivement attachée à l’hôpital public, parce qu’il demeure le dernier recours quand elle n’arrive plus à accéder aux soins en médecine de ville. D’où l’impasse à laquelle l’autonomisation du gouvernement de l’hôpital conduit , vu qu’on a assisté à l’augmentation des soins délivrés dans les services d’urgence et les consultations externes des hôpitaux : 9 % par an Autrement dit, le « virage ambulatoire » masque une dynamique contraire : celle d’un virage hospitalier, dont l’engorgement des urgences est l’un des principaux symptômes.

L’hôpital doit prendre en charge de plus en plus de patients, de plus en plus lourds, personnes âgées et souffrant de pathologies chroniques, qui ne peuvent plus passer par la médecine , mais avec des moyens qui ne suivent pas. Le énième Plan santé, « Ma santé 2022 », lancé en octobre 2018 Agnès Buzyn, prend en compte  l’impasse du modèle de «l’hôpital-entreprise », les effets pervers de la tarification à l’activité (T2A) et, du non sens de vouloir réformer l’hôpital sans considérer l’environnement professionnel et institutionnel. Mais Buzin a démissionné…

Mon c… c’est du poulet ?

Au cours de mes déambulations de confiné je suis tombé sur ce billet de l’excellent site Actuel Moyen-Age.

https://actuelmoyenage.wordpress.com/2020/03/22/epidemie-7-soigner-la-peste-vive-les-culs-de-poulet/

Loin de moi l’idée de comparer la chloroquine au cul de poulet, mais l’article détaille les processus d’élaboration du savoir médical dans les sociétés touchées par une crise sanitaire. Et le débat entre différentes rationalités scientifiques demeure.

Bonnet Blanc …

Une parmi d’autres :  Poutine d’habitude très présent au niveau des décisions politiques se tient très en retrait des mesures de confinement voire de quarantaine envisagée à Moscou et laisse le maire de Moscou et son premier ministre décider de l’application.

Il ne se passe pas un jour sans que des similitudes troublantes apparaissent dans les méthodes de gestion de l’épidémie entre les démocraties occidentales et les régimes dits autocratiques.

Castaner chez nous, après avoir posé le cadre de confinement et les sanctions prévues par la loi demande  […] aux préfets « d’examiner au cas par cas », la « nécessité de durcir les mesures » en cas de « relâchement » dans le confinement  « Là où des signes de laisser-aller se feraient jour et où ces règles viendraient à être contournées », le ministre demande aux préfets de prendre, « en lien avec les maires, les mesures qui s’imposent […]

Il est vrai que certains maires (Nice, Sceau, …) n’ont pas besoin qu’on les y invite. Mûs on ne sait, par la peur épidémique, la rationalité médicale, la pulsion répressive ou les calculs politiques à plus ou moins long termes ils n’hésitent pas à prendre des arrêtés dans tous les sens : obligation du port du masque, limitation des déplacements à 10 mètres de l’habitation (!), couvre-feux, amendes tous azimut …

Biopolitique et bien public

Récemment, nous nous  disions avec des amis : il faut arrêter de faire comme si le secteur public et l’État, c’était la même chose.

Ce qu’on vit nous ramène à  ça :

Qu’est ce qui s’est passé à l’hôpital  ?

L’état n’a pas cessé depuis les années 80, que le gouvernement soit de gauche ou de droite, d’imposer des logiques qui ont produit le désastre actuel. Au nom d ‘une logique gestionaire et d’une rationalisation du travail censés bénéficier aux usagers. Le livre édité par Raisons d’agir rend bien compte du phénomène :  l’hôpital a été une affaire d’état mais visiblement pas dans le sens du bien public.

Le caractère social de cette privatisation de l’hôpital mené par l’état me fait penser à ce que disait Foucault dans son cours sur la médecine sociale de 1974. Il écrivait alors :

Je soutiens l’hypothèse qu’avec le capitalisme, l’on n’est pas passé d’une médecine collective à une médecine privée, mais que c’est précisément le contraire qui s’est produit ; le capitalisme, qui se développe à la fin du XVIII siècle et au début du XIXe siècle, a d’abord socialisé un premier objet, le corps, en fonction de la force productive, de la force de travail. Le contrôle de la société sur les individus ne s’effectue pas seulement par la conscience ou par l’idéologie mais aussi dans le corps et avec le corps. Pour la société capitaliste c’est le bio-politique qui importait avant tout, le biologique, le somatique, le corporel. Le corps est une réalité bio-politique ; la médecine est une stratégie bio-politique.

Je trouve que « socialisation du corps, en ce moment », c’est parlant… Elle s’exprime de toutes les manières, confinement pour les uns et obligation d’aller travailler pour les autres, malgré le danger.

Et c’est le même monde qui a inventé l’idéal de liberté, la fiction de l’individu libre. Est-ce que  ce qui nous arrive nous fera prendre conscience de cette donnée; ou replongerons nous avec délices dans notre narration fondatrice : une nation d’individus libres.

Changer de mythe pour changer de monde. Ouais. Pas fait.

Biopolitique et résistance

Le contrôle de la santé, ça ne s’est pas toujours  bien passé.

Je crois qu’il serait intéressant d’analyser, non seulement en Angleterre, mais dans divers pays du monde, comment cette médecine, organisée sous la forme d’un contrôle de la population nécessiteuse, a pu susciter de telles réactions. Par exemple, il est curieux d’observer que les groupes religieux dissidents, si nombreux dans les pays anglo-saxons de religion protestante, avaient pour but principal au cours des XVIIe et XVIII siècles de lutter contre la religion d’État et l’intervention de l’État en matière religieuse. Par contre, ceux qui réapparurent au cours du XIXe siècle avaient pour finalité de combattre la médicalisation, de revendiquer le droit à la vie, le droit de tomber malade, de se soigner et de mourir, selon le désir propre. Ce désir d’échapper à la médicalisation autoritaire fut une des caractéristiques de ces multiples groupes apparemment religieux, à l’intense activité, à la fin du XIXe siècle, mais aujourd’hui encore ( Foucault,  1974 )

Biopolitique. Suite.

Cette vidéo qui fait le buzz en ce moment. Jean-Paul Mira chef de service à Cochin y explique qu’il faudrait faire des essais de vaccins  sur les populations africaines, comme on en avait fait pour le sida sur les groupes de prostituées.

Beaucoup sont choqués. Certains remarquent justement que ça ne suffit pas. Mais c’est oublier que nous touchons là à certains fondements de la pratique médicale. Ici le corps comme expérimentation. Foucault, il y a bien longtemps,  remarquait que la médecine occidentale,  s’était construite, entre autres, grâce au développement de l’anatomie. Celle-ci avait exigé la pratique en masse de la dissection, opérée sur des cadavres appartenant tous au même groupe : les pauvres ou nécessiteux de l’ancienne Assistance publique. Notre savoir sur la vie, disait le philosophe, s’est donc construit sur des corps morts.

C’est là le paradoxe de la médecine moderne, paradoxe qu’on peut filer en rappellant  le lourd tribut des colonisés dans l’avancée des connaissances, avec la fameuse médecine coloniale. Voir par exemple le fondateur de la gynécologie américaine et son travail, dans tous les sens du terme,  sur le corps des femmes esclaves noires.

Voir aussi le tribut payé par les animaux de laboratoire et le fait que dans le contexte actuel, une consigne d’euthanasie de toutes les populations d’animaux de laboratoire a été donnée.

C’est  notre contradiction fondatrice :  qui veut la fin veut les moyens. Dans toutes ces pratiques, il y a réduction  à un commun dénominateur : des corps , du bios. au nom du bien commun, le pouvoir sur les corps, comme celui de les enfermer avec des règles qui changent en fonction de l’humeur ou de la connerie des dirigeants.

Mais pour que cela soit possible,  il  a fallu une histoire de luttes des classes anciennes, (voir le chapitre sur la prise du pouvoir par les classes dominantes à partir du XVIe siècle dans le dernier livre de Sylvia Federici ), une histoire coloniale qui commençant au même moment au nom de la mission civilisatrice autorisa la domination de groupes dits inférieurs, et une séparation  nature/culture qui  justifiait également l’asservissement des animaux et la destruction de la nature. Un pouvoir de mort.

Temps de silence

C’était le titre d’un livre célèbre sorti dans l’Espagne franquiste; une sordide histoire de souris de laboratoire, de corruption et de misère dans les bidonvilles de Madrid.

Silence des rues et des chemins.

Ca m’a réveillée  la nuit dernière; ce silence ne porte pas à la réflexion, il nous vide  plus qu’il nous donne de l’air.

Bruits des masses d’informations qui nous submergent et nous donnent l’impression que nos efforts pour comprendre quelque chose à ce qui se passe sont vains. Nous réduisent au silence.

 

Temps. Qu’est ce que ce temps nouveau  où nous sommes tombés ? Ce temps des confinés avec espace, qui finit par se contracter bizarrement comme si on en manquait, que la journée se perdait dans un chaos d’activités ; comme si on n’était pas là. Le temps des confinés dans des lieux exigus ou invivables, qui est un challenge et une menace.  Les premiers, dont je fais partie, peuvent échapper à la peur du virus, leur survie est moins en question.  Mais on est tous dans ce creux du temps. Comme si la crise dévoilait la nature de notre société plus qu’elle ne la  bouleversait.

Dangerosité

Au petit déjeuner, on s’étonnait avec Pascal des deux déclinaisons de la « dangerosité » dans nos politiques publiques : quand le « danger » est d’ordre social ou politique, mouvement social, terrorisme, « ultragauche », Gilets Jaunes, etc, tout un arsenal législatif et juridique de lois est pensé pour contenir ce qui n’est pas encore là mais pourrait advenir

Quand le danger est d’ordre sanitaire, comme en ce moment, le gouvernement traînaille. On n’arrête pas de le répéter, depuis le mois de janvier, les autorités compétentes ( est-ce le bon terme) étaient au courant. Alors ?

S’il est vrai que les sociétés modernes se sont construites autour de l’idée d’une sécurité que le gouvernement apportait aux populations, le coronavirus et son traitement questionnent le modèle.

Ceux d’en bas

Il y a quelques jours, j’ai fait un rêve.
J’étais dans un lieu, un pays, avec beaucoup d’eau. Les gens se déplaçaient avec des barques entre les maisons. Les barques étaient rustiques et d’un marron patiné. J’aime à croire que c’était le Vietnam.

Nous étions de tout petit groupe sur chaque barque. Il y avait une fête plus loin. Tous rapprochés, nous n’avions pas le droit de parler. D’avoir un contact physique, mental, verbal quelconque.

Il fallait rester à distance.

Ce que le virus provoque en plus d’agiter régulièrement mes nuits, c’est une interrogation latente sur nos rapports sociaux, primitifs et inattendus.

Rue Nationale.
Pour aller faire les courses, je croise des joggeurs.
Une mère et son fils.
Un homme seul.
Une femme blonde.

Les clients du Monoprix respectent vaguement les consignes, les « distances » de sécurité d’un mètre. Trop occupés à saisir leurs légumes et s’enfuir en vitesse.

Plus tard, en prenant des viennoiseries, le boulanger demande à l’un d’entre nous de sortir. Moi ou mon mec, ce sera moi.
Le monsieur juste devant nous tend en bon écolo un sac de toile pour que le boulanger lui glisse le pain frais. Il refuse.
Qui sait ce que cette toile peut charrier ?

On déambule un peu dans nos rues habituellement criardes, et retour à la case départ.

Le confinement me donne cette sale impression d’accroître encore plus cette difficulté à aller vers l’autre, à penser à l’autre.
Les files d’attentes sont contrôleés, faudrait pas trop se parler.
Les denrées suspectées.
Les soignants pestiférés.

De l’autre côté de la rive, là où certains se donnent encore la possibilité d’être ensemble, des petites bulles d’entraide remontent à la surface. Le JT de France 2 en parle avec un sourire crissant.
Des croissants pour les SDF.
Des voisins qui promènent le chien de la grand-mère.
Des repas pour ceux qui turbinent en réanimation.

Comme les crises avant celle-ci, j’assiste au pire et au meilleur de notre humanité. Avec la désagréable sensation que le bon vient du bas, et le pire de là-haut.

Ana Rougier

Biopolitique. Qu’es aco ?

Pour moi, la biopolitique, ce n’est pas une sorte de stratégie ou de manipulation des vivants par les gouvernements En tout cas, pas seulement ; j’y vois plutôt la rencontre entre différents pouvoirs, celui du gouvernement et d’un secteur de la santé  depuis longtemps traversé par de intérêts contradictoires  quelque chose qui est une interface, ce qui peut donner des conflits ou des différences ou des frottements. Avec quand même un point commun : une  médicalisation de la société qui a commencé il y a  plus de deux siècles et qui est aussi une normalisation.

Depuis le début de l ‘épidémie  on assiste à des frottements, demandes de compte, affrontements entre le gouvernement, l’hôpital et les médecins. La question ne tenant pas seulement au plus évident et obscène : le manque de moyens dont on sait qu’ il est le résultat d’une politique gestionnaire. Il ne s’agit pas seulement de ce manque.  On a pu également observer que certains des acteurs du monde de la santé  ( la coordination des internes par exemple )demandait un confinement plus drastique, entre autres, une interdiction de sortir absolue.  Le gouvernement, lui, a  préféré en rester à une mesure intermédiaire. Certes, dans le secteur de la santé tous les médecins ou hospitaliers ne demandaient une quarantaine sur le mode chinois.

A travers cet exemple, ce qui apparaît, c’est que certains acteurs du monde médical peuvent exiger au nom de la santé une quarantaine absolue. Qu’on soit d’accord ou non sur l’efficacité du processus, qu’on regrette ou non les restrictions de liberté qu’il entraîne,depuis le XVIII siècle, le confinement pour épidémie est rentré dans les mœurs. La privation de libertés aussi. Concrètement, en France, le confinement a été suivi de l’état d’urgence. Le gouvernement relaie les préconisations du secteur médical à travers sa politique sanitaire mais partiellement, puisqu’ il n’accède pas à toutes les demandes loin s’en faut, voir la question des masques qui n’a toujours pas été résolue.  Sur le fond, son pouvoir reste biopouvoir, dans la mesure où l’impératif de protection de la population est fondateur, inattaquable. On pourrait objecter que les atermoiements présidentiels laissent penser qu’il s’agit plus de discours que  de pratiques, et effectivement il y a beaucoup à dire là dessus. Mais quelque soit la duplicité des gouvernants, ils sont quand même contraints d’organiser, d’une façon très critiquable et critiquée, la sécurité sanitaire de la population.

Et il y a plutôt un consensus là dessus  ;   la question n’est pas que la vie entière de la société soit bouleversée Mais que la politique sanitaire  ne soit pas assez efficace pour contrer l’épidémie. Et on oppose à l’état actuel du service de santé une situation antérieure, bien antérieure, avant le démantèlement de l’hôpital, qui aurait permis de faire face. Pas qu’on soit « en guerre » mais qu’on la perde.

C’est là dessus qu’il faudrait revenir

Lettre d’Annie Ernaux

Cergy, le 30 mars 2020

Monsieur le Président,

« Je vous fais une lettre/ Que vous lirez peut-être/ Si vous avez le temps ». À vous qui êtes féru de littérature, cette entrée en matière évoque sans doute quelque chose. C’est le début de la chanson de Boris Vian Le déserteur, écrite en 1954, entre la guerre d’Indochine et celle d’Algérie. Aujourd’hui, quoique vous le proclamiez, nous ne sommes pas en guerre, l’ennemi ici n’est pas humain, pas notre semblable, il n’a ni pensée ni volonté de nuire, ignore les frontières et les différences sociales, se reproduit à l’aveugle en sautant d’un individu à un autre. Les armes, puisque vous tenez à ce lexique guerrier, ce sont les lits d’hôpital, les respirateurs, les masques et les tests, c’est le nombre de médecins, de scientifiques, de soignants. Or, depuis que vous dirigez la France, vous êtes resté sourd aux cris d’alarme du monde de la santé et  ce qu’on pouvait lire sur la  banderole  d’une manif  en novembre dernier –L’état compte ses sous, on comptera les morts – résonne tragiquement aujourd’hui. Mais vous avez préféré écouter ceux qui prônent le désengagement de l’Etat, préconisant l’optimisation des ressources, la régulation des flux,  tout ce jargon technocratique dépourvu de  chair qui noie le poisson de la réalité. Mais regardez, ce sont les services publics qui, en ce moment, assurent majoritairement le fonctionnement du pays :  les hôpitaux, l’Education nationale et ses milliers de professeurs, d’instituteurs si mal payés, EDF, la Poste, le métro et la SNCF. Et ceux dont, naguère, vous avez dit qu’ils n’étaient rien, sont maintenant tout, eux qui continuent de vider les poubelles, de taper les produits aux caisses, de  livrer des pizzas, de garantir  cette vie aussi indispensable que l’intellectuelle,  la vie matérielle.  

Choix étrange que le mot « résilience », signifiant reconstruction après un traumatisme. Nous n’en sommes pas  là. Prenez garde, Monsieur le Président, aux effets de ce temps de confinement, de bouleversement du cours des choses. C’est un temps propice aux remises en cause. Un temps   pour désirer un nouveau monde. Pas le vôtre ! Pas celui où les décideurs et financiers reprennent  déjà  sans pudeur l’antienne du « travailler plus », jusqu’à 60 heures par semaine. Nous sommes nombreux à ne plus vouloir d’un monde  dont l’épidémie révèle les inégalités criantes, Nombreux à vouloir au contraire un monde  où les besoins essentiels, se nourrir sainement, se soigner, se loger, s’éduquer, se cultiver, soient garantis à tous, un monde dont les solidarités actuelles montrent, justement, la possibilité. Sachez, Monsieur le Président, que nous ne laisserons plus nous voler notre vie,  nous n’avons qu’elle, et  « rien ne vaut la vie » –  chanson, encore, d’Alain  Souchon. Ni bâillonner durablement nos libertés démocratiques, aujourd’hui restreintes, liberté qui  permet à ma lettre – contrairement à celle de Boris Vian, interdite de radio – d’être lue ce matin sur les ondes d’une radio nationale.

Annie Ernaux